"La nausée" extrait 3

Publié le par Melankolia

Bon une petite dernière :

Donc j'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine.
 Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination. Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister ».

Le mieux serait d'écrire les événements au jour le jour. Tenir un journal pour y voir clair. Ne pas laisser échapper les nuances, les petits faits, même s'ils n'ont l'air de rien, et surtout les classer. Il faut dire comment je vois cette table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c'est cela qui a changé. Il faut déterminer exactement l'étendue et la nature de ce changement. Par exemple, voici un étui de carton qui contient ma bouteille d'encre. Il faudrait essayer de dire comment je le voyais avant et comment à présent je le perçoit.Eh bien, c'est un parallélépipède rectangle, il se détache sur- c'est idiot, il ne faut pas mettre de l'étrange où il n'y a rien. Je pense que c'est le danger si l'on teint
 un journal : on s'exagère tout, on est aux aguets, on force continuellement la vérité. D'autre part, il est certain que je peux d'un moment à l'autre-- et précisément à propos de cet étui ou de n'importe quel autre objet- retrouver cette impression d'avant-hier. Je dois être prêt, sinon elle me glissait encore entre les doigts. Il ne faut rien oublier mais noter soigneusement et dans le plus grand détail tout ce qui se produit.
Naturellement je ne peux plus rien écrire de net sur ces histoires de samedi et d'avant-hier, j'en suis déjà trop éloigné; ce que je peux dire seulement, c'est que, ni dans l'un ni dans l'autre cas, il n'y a rien eu de ce qu'on appelle à l'ordinaire un événement.                    

Samedi les gamins jouaient aux ricochets, et je voulais lancer comme eux un caillou dans la mer. À ce moment-là je me suis arrêté, j'ai laissé tomber le caillou et je suis parti. Je devais avoir l'air égaré, probablement, puisque les gamins ont ri derrière mon dos.
Voilà pour l'extérieur. Ce qui s'est passé en moi n'a pas laissé de traces claires. Il y avait quelque chose que j'ai vu et qui m'a dégoûté, mais je ne sais plus si je regardais la mer ou le galet. Le galet était plat, sec sur tout un côté, humide et boueux sur l'autre. Je le tenais par les bords, avec les doigts très écartés, pour éviter de me salir.

Avant-hier, c'était beaucoup plus compliqué. Et il y a eu aussi cette suite de coïncidences, de quiproquos, que je ne m'explique pas. Mais je vais pas m'amuser à mettre tout cela sur le papier. Enfin il est certain que j'ai eu peur ou quelque sentiment de ce genre. Si je savais seulement de quoi j'ai eu peur, j'aurais déjà fait un grand pas.
Ce qu'il y a de curieux, c'est que je ne suis pas du tout disposé à me croire fou, je vois même avec évidence que je ne le suis pas : tous ces changements concernent les
objets.  Au moins c'est ce dont je voudrais être sûr. 
Peut-être bien, après tout, que c'était une petite crise de folie. Il n'y en a plus trace. Mais drôle de sentiments de l'autre semaine me semblent bien ridicules aujourd'hui :  je n'y entre plus.      
 

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